Si je vous demande de me citer un avocat de la défense habillé en bleu, avec une tête de hérisson et qui crie « OBJECTION ! » à tout bout de champ, vous me répondez immédiatement : Phoenix Wright.

(Image de CAPCOM ™)
Les Ace Attorney sont une série de jeux d’enquête découpés en deux phases bien distinctes : l’investigation et le procès. Dans un premier temps, le personnage principal Phoenix Wright, avocat de son état, va sur le terrain pour enquêter, récupérer des indices et des preuves afin de faire la lumière sur les circonstances du crime dont son client est accusé. Dans un deuxième temps, il revient au tribunal pour mener interrogatoires et contre-interrogatoires, faire face aux arguments du procureur dans le but de prouver l’innocence de son client.

Des jeux avec des énigmes, il en existe à la pelle, comme la série Myst ou Sherlock Holmes ; on y incarne un explorateur, un détective, un journaliste ou une personne quelconque. Mais des jeux où l’on incarne un avocat de la défense, personnellement, je n’en avais jamais vu. C’est là l’innovation de Capcom : en plus de devoir résoudre le mystère, il faut être capable de prouver l’innocence de son client.
Wikipédia décrit la série des Ace Attorney comme des jeux d’aventure. Ce n’est pas entièrement faux mais il n’y a pas que ça. Si l’on s’en tient à la première phase de jeu, l’enquête, on peut considérer qu’il s’agit d’un jeu d’aventure au même titre qu’un The Longest Journey, un Grim Fandango. J’irai même jusqu’à dire : dans n’importe quel jeu dans le genre dit point and click. Mais la deuxième phase, celle qui fait tout le sel et l’originalité du jeu, ne rentre pas du tout dans cette catégorie : elle s’apparenterait plus du fameux duel d’insultes des Monkey Island et s’oriente beaucoup plus vers le dialogue que la recherche.
Première phase : l’enquête
Des deux phases qui constituent le jeu, l’enquête est la moins importante. Elle est conçue pour amener et préparer la phase de procès. Elle expose rapidement les personnages, les lieux, les objets et les enjeux et permet au joueur de réunir les indices et objets nécessaires pour le procès à venir.
La plupart des jeux d’aventures sont basés sur l’exploration, la recherche d’objets, la possibilité d’agir sur des éléments ou de résoudre des casse-têtes que le joueur peut rencontrer (découvrir un nouveau lieu, ouvrir une porte avec une clef, tirer sur un levier, trouver la solution d’une énigme, etc.), comme dans Atlantis ou Myst. Les dialogues peuvent se faire rares voire inexistants et on touche parfois au désert (le poétique L’Amerzone est terriblement dépeuplé, d’où son ambiance profondément mélancolique).
Dans Ace Attorney, la phase d’enquête est au contraire réduite à l’essentiel et est conçue pour mettre en avant le dialogue au détriment de l’exploration. Tout est fait pour que le joueur avance aussi vite que possible afin de se concentrer sur les éléments de l’enquête et sur la phase de procès à venir. Le joueur évolue dans des décors fixes, où les déplacements d’un lieu à un autre se font instantanément.
Du côté des éléments, un simple clic suffit pour examiner les objets. Un examen approfondi apporte des éléments supplémentaires à l’enquête, il donne lieu à un dialogue – souvent hilarant – entre les personnages. L’interface est réduite à sa plus simple expression de façon à pouvoir laisser le joueur se concentrer sur les dialogues qui sont longs, très animés et nombreux. Une fois écouté, le dialogue est coché et peut-être réécouté en accéléré, ce qui permet au joueur de revenir rapidement au passage qui l’intéresse. Pour être sûr que le joueur soit dans la bonne direction, les développeurs utilisent un petit effet visuel et sonore : lorsque quelque chose a changé dans un décor (disparation ou apparition d’un personnage, nouvel objet, etc.), une boîte de dialogue affiche le nom du lieu, la date et l’heure avec un effet machine à écrire. Ce simple effet affirme et confirme que l’histoire avance. Tout est fait pour remettre le dialogue au centre du gameplay et permet ainsi d’accélérer le rythme de jeu : car l’important, c’est d’aller jusqu’au procès !

(Images du jeu Phoenix Wright, Ace Attorney : Trials and Ttribulations ™)
Toutes les fonctionnalités du classique jeu d’aventure ont été rénovées pour pouvoir coller au cœur du jeu : vous incarnez un avocat, d’où un gameplay centré sur le dialogue et sur le procès. L’inventaire aussi est réduit au plus simple : de belles icônes avec une description brève et efficace de chaque objets qui ne nécessite pas le besoin de faire de grands efforts pour se rappeler de leur obtention ; et par-dessus tout : pas de combinaison hasardeuses d’objets (à mon grand soulagement !). Plutôt que d’insérer des fonctionnalités trop complexes avec les objets, les game designers ont choisi de centrer leur intérêt au niveau des dialogues. Et si une information capitale est révélée au grand jour, la fiche de l’objet est automatiquement mise à jour. Les objets ne doivent pas, la plupart du temps, être utilisés sur le décor mais montrés à des personnages comme preuves.
Dans la direction artistique du jeu : les décors sont peu nombreux et plutôt basiques, alors que les personnages ont droit à de grands portraits (on reconnait la touche Capcom qui fait des merveilles avec le pixel art) et de très nombreuses animations pour émailler les dialogues ; la bande-son est ponctuée de nombreux bruitages pour rythmer les conversations avec les personnages, le tout sur une variété de musique qui retranscrit avec force l’état émotionnel de notre avocat ou de la personne qu’il interroge.
Deuxième phase : le procès
Passons maintenant au procès. Le (relatif) sentiment de liberté que le joueur a pu connaître durant la phase d’enquête se volatilise, car il ne peut tout simplement plus se déplacer, il est obligé de se plier aux règles, confiné dans une salle où règne l’ordre et la justice : le tribunal. Bien que l’entrée en lice peut sembler intimidant, le jeu propose une phase préliminaire qui résume l’affaire : le procureur fait une déclaration préliminaire (« Le suspect est accusé d’avoir tué la victime à tel endroit et telle heure. ») et l’inspecteur nous détaille le rapport d’autopsie et explique les circonstances du crime. Enfin, le témoin oculaire raconte sa version des faits. Si le joueur a décidé de faire une longue pause avant d’entamer la phase de procès, c’est aussi une excellente occasion pour lui de se remettre dans le bain.
Et c’est là que vous entrez en scène ! Eh oui, la présomption d’innocence n’a pas cours dans le monde cruel des Ace Attorney et c’est à vous de réussir à disculper votre client. Tout se joue dans le témoignage, et il est possible que le témoin mente, qu’il ait dit quelque chose d’incohérent ou qu’il ait oublié un élément capital lors de sa déposition. Le témoignage prend la forme d’une boucle dont vous ne pourrez sortir qu’en trouvant la bonne réplique ou la bonne preuve et en la présentant au moment adéquat.

Pour cela, le joueur peut choisir d’interroger le témoin sur un passage précis, ce qui permettra de lui faire révéler de nouvelles informations qu’il ajoutera à son témoignage, ou de lui présenter une preuve qui démontre que sa déposition est incohérente. Si vous trouvez la bonne option, vous progressez dans le procès et sinon, vous verrez la jauge de patience du juge diminuer. Arrivé à zéro, vous serez confrontés à une nouvelle version du classique game over : Coupable.
Pourquoi avoir mis en place un tel système ? Il y a plusieurs raisons à cela. Pour commencer, imaginez ce qui aurait pu se passer s’il n’y avait pas cette « jauge de patience » : au moment où Phoenix doit montrer un élément du dossier, il lui suffirait de présenter bêtement un par un tous les objets qu’il possède. En ajoutant cette jauge, on force le joueur à s’arrêter un moment et à réfléchir à la situation. La pression que l’on ressentait au début du procès s’accentue.
Cette pression, on va la retrouver partout dans le jeu et c’est elle qui va accaparer toute l’attention du joueur, non seulement quand le juge met une amende mais également quand le joueur doit faire face à un choix de réponse lorsqu’on lui pose une question cruciale, à la preuve qu’il doit présenter dans une situation donnée, au procureur lorsqu’il revient à la charge pour contre-argumenter, etc.
Et tant qu’un ajournement ou l’issue du procès ne sera pas annoncé, le joueur restera constamment sous pression.
Capcom a réussi l’exploit de concentrer toute l’attention du joueur sur l’histoire et sur chaque élément dans les moindres détails. Et même si le joueur pense avoir oublié quelque chose, il peut compter sur la description des objets qui lui rappelle toutes les informations dont il a besoin. Le jeu force à considérer et même à reconsidérer l’affaire de façon à s’orienter sur la bonne voie.

La musique joue ici un rôle très important. Si la bande-son des phases d’enquête est tout ce qu’il y a de basique, les morceaux conçus pour accompagner les phases de procès ont bénéficié d’un soin remarquable. A chaque avancée dans le procès, à chaque preuve que vous présentez, à chaque coup que le procureur vous assène (très souvent littéralement), la musique accélère. La piste qui accompagne le procès est décomposée en différents mouvements correspondant à des rythmes différents et qui vont servir à faire monter ou à faire redescendre la pression en accélérant ou en ralentissant le tempo. On peut rien qu’à l’oreille savoir à quelle phase du procès on se situe. Et ce n’est pas tout ! À partir du moment où le joueur présente la bonne preuve, la tension atteint son paroxysme : la musique s’arrête net. On respire un bon coup, le joueur satisfait se dit : « Ouais, c’est ça, j’ai trouvé ! ». On se rapproche peu à peu du dénouement. Bien entendu, le procureur ne va pas se laisser faire et va tenter de faire voler en éclats votre raisonnement.
L’aspect graphique vise aussi à installer cette narration forte qui fait l’intérêt des procès dans le jeu. Dans la plupart des jeux d’aventure, on peut deviner si un personnage est content, triste ou en colère en fonction de l’intonation du doubleur ou selon la description dans le texte. Mais dans Ace Attorney, point de doublage (sur la console DS, c’est loin d’être évident). Capcom a pallié ce manque en concentrant les efforts des graphistes sur les spritesUne image qui regroupe toutes les expressions et tous les mouvements d’un personnage. Cette technique permet d’éviter de recharger de nouvelles images en mémoire. des personnages : ceux-ci sont très grands, très soignés et disposent d’animations fluides et variées (on sent l’expertise Street Fighter). Certaines expressions et mimiques (souvent accompagnées de bruitages) sont volontairement exagérées afin de souligner les moment forts. Les seules voix utilisées ont été réservées pour les points culminants de la narration, les moments où Phoenix lâche son célèbre « OBJECTION ! ».
Par ailleurs, l’interface du jeu n’est plus du tout la même que dans les phases d’exploration. Cette fois, on voit Phoenix Wright à la troisième personne. L’écran affiche tour à tour différents angles de vue du tribunal et des personnages. Le passage de l’un à l’autre apporte une immersion toute particulière : les mouvements de caméra, en s’accélérant (voire en devenant instantanés), soulignent le rythme de la narration au même titre que la musique et donnent un côté cinématographique à l’ensemble.
Est-il parfait ?

(Image de CAPCOM ™)
Ace Attorney a beau être une version rajeunie du jeu d’aventure textuel, il n’en souffre pas moins de certains défauts.
Le scénario est parfaitement linéaire, qu’il s’agisse de la phase d’enquête ou de la phase de procès. Même si le joueur à l’impression qu’il est libre de visiter n’importe quel lieu à n’importe quel moment lors de la phase d’enquête, il doit cependant épuiser tous les sujets de conversations d’un protagoniste avant d’aller pouvoir parler au suivant. Cette linéarité se manifeste aussi par l’obligation de présenter la bonne preuve au bon moment. Il arrive parfois que la logique du scénario échappe au joueur ou pire, que celui-ci prévoit le dénouement (pas forcément du procès, mais d’une séquence au moins) et essaye de brûler les étapes : le jeu n’est pas conçu pour ça et l’intrigue, pourtant brillamment ficelée, révèle son caractère « construit », artificiel, linéaire.
Cette linéarité est par ailleurs la cause logique d’une mauvaise rejouabilité : il y a relativement peu d’intérêt à refaire les enquêtes une fois celles-ci découvertes (ou du moins pas avant un long moment) car leur intérêt réside principalement dans leur intrigue et dans les rebondissements dont elles sont émaillées. Il n’y a pas ici un style d’écriture ou une finesse d’observation sociologique qui justifierait une relecture comme pour les romans d’Agatha Christie (du moins, pas dans les traductions française et anglaise du jeu).
Affaire classée
Les Ace Attorney ont su apporter du renouveau au genre du jeu d’aventure en faisant le choix de se recentrer sur le dialogue et la discussion : en utilisant à bon escient des fonctionnalités de gameplay (dialogues accélérés, absence de déplacements) et en proposant une direction artistique d’une économie remarquable (efforts concentrés sur les personnages et non les décors, utilisation de la musique comme un véritable métronome.), Capcom a su créer un rythme et une rapidité de jeu hors norme et à éviter les travers du genre (gestion d’inventaire, personnages transparents, etc.).
Mon analyse se termine ici. J’espère qu’il vous aura ouvert de nouvelles perspectives sur le game design. La saga des Ace Attorney est un retour aux sources du jeu d’aventure et elle ne semble pas prête de s’arrêter.